dimanche 7 août 2016

Premières impressions dans l'"Argentine nouvelle" [Chronique d'Argentine]

Le premier choc se produit à l'aéroport d'Ezeiza où, sur les grands écrans qui diffusent de l'information dans les zones d'attente, comme la police aux frontières (migraciones) ou les salles d'embarquements que surplombe le voyageur en sortant de l'avion, on voit défiler une publicité pour Total (la même que partout ailleurs, avec la même dose de mauvaise foi sur le souci de l'écologie et du développement durable) là où l'ancien gouvernement balançait une publicité YPF (et la réussite de la récupération par l'Etat du pétrolier local) ou vantait ses investissements faramineux dans les infrastructures, à commencer par cet aéroport international... Ont disparu aussi les avertissements concernant les produits dont l'entrée sur le territoire était interdit : fromages, charcuteries (tout ça, c'est des microbes potentiels, comme pour l'administration des Etats-Unis), graines de toutes sortes, plantes vivantes, fruits et légumes, etc. Toute une liste, un peu trop détaillée, qui semblait manifester l'intérêt du gouvernement pour la préservation de l'éco-système du pays. J'entends dire aujourd'hui qu'il n'en était rien et qu'il s'agissait d'abord et avant tout de mettre la main sur ces échanges (au demeurant très lucratifs) pour y prélever une dîme, les entreprises auxquelles étaient confiées ces commerces ayant partie liée avec les membres du Gouvernement. J'avais déjà entendu parler de ce type de dispositions mais c'était en France, dans le secteur de la défense et de l'industrie lourde, et à propos d'équipements des forces armées (armement, logistique et même, c'était plus difficile à croire mais bien réel cependant, consommables de bureau). Je n'avais encore jamais entendu tenir ce type de propos ici, à Buenos Aires, même si j'avais pu en lire quelque chose dans la presse d'opposition (La Nación, notamment).

Deuxième surprise : les abords de l'autoroute qui conduit à la capitale ont été nettoyés et présentent une apparence proprette. Ont pratiquement disparu des parois tous les affichages politiques sauvages et les graffitis nombreux, tant kirchneristes que macristes. Tout ce qui pouvait supporter affiche ou tag était autrefois bon pour le service : piliers de pont, murets de sécurité, murs d'enceinte de tout et n'importe quoi qui se trouvait à portée de lecture des automobilistes. Cette année, je n'ai plus vu qu'un mur, sans doute privé, qui porte encore, en caractères gigantesques et multicolores, le nom de la gouverneure de la Province, Maria Eugenia Vidal.

Autre constatation : les prix des produits de consommation courante sont restés très raisonnbles, contrairement aux cris alarmistes qu'on peut lire dans la presse. Les fruits et légumes, la viande au marché (je n'ai pas vérifié dans les rayons des supermarchés où il ne m'arrive presque plus jamais d'acheter mon steak), les yaourts (un produit cher, pourtant), le fromage industriel, la sacro-sainte yerba mate sont restés à peu près au même niveau que l'année dernière. Chez mon boucher préféré du marché de San Telmo, le bife ancho (une découpe proche de notre entrecôte) est à 120 $ ARG le kilo, il devait être à 110 ou 115 l'année passée. Le sachet de 500 gr de yerba mate qui se vendait 56 $ l'année dernière est aujourd'hui à 60 $, et je parle là de commerces en plein centre-ville de la capitale, donc parmi les prix les plus élevés du pays. Les yaourts se vendent toujours par deux, au prix d'environ 17 ou 18 $ le pack ou 32, quand on trouve un pack de 4. Et ils continuent à se vendre à l'unité. Si l'on ne trouve toujours pas de yaourt nature, le choix des parfums s'est enrichi : on trouve maintenant six à sept goûts différents (tous artificiels, rassurez-vous !), dont l'éternelle fraise (frutilla) et le non moins éternel dulce de leche. L'Argentine ne connaît toujours pas le yaourt au chocolat ou au café. Petite nouveauté gustative : j'ai trouvé ce matin le yaourt firme sabor frutilla vraiment très ferme. Il avait la consistance d'un flan. Inhabituel. Un coup d'œil sur la composition m'a tout révélé. La Serenisima, la marque que j'avais achetée (il n'en existe pas plus de trois, dans les grandes et moyennes surfaces), est passée récemment entre de nouvelles mains et la recette a changé : l'usine ajoute maintenant de l'amidon modifié dans sa mixture !

Chez le boulanger-pâtissier, pas de grosse surprise non plus : la viennoiserie (factura) est à la même hauteur que l'année dernière, dans les deux boutiques que j'ai déjà pu visiter, le pain aussi et les empanadas (chaussons fourrés salés) sont aux alentours de 15 $ l'unité (elles étaient entre 14 et 18 en fonction des commerçants il y a un an).

Dans le centre historique de Buenos Aires où j'ai la chance de loger, la propreté a fait quelques progrès. Le Portègne ramasse désormais les déjections de son toutou adoré (il semblerait qu'on ait durci les poursuites contre les incivilités), les gardiens d'immeuble balayent leur bout de trottoir. Il reste toutefois des zones où les sacs plastiques et de peu ragoûtants détritus tapissent le trottoir, où le dallage est éventré mais la signalisation des rues s'est nettement améliorée : presque toutes les voies ont désormais leur plaque indicative, pour ce que j'ai déjà vu à Monserrat et à San Telmo, et sans sponsor au-dessus (c'est donc la ville qui fait seule sa propre signalétique sur son propre budget et il n'est pas interdit de penser que la guéguerre entre Mauricio Macri à la tête de Buenos Aires et Cristina Kirchner à celle de l'Etat national empêchait la ville de déployer sa politique comme elle l'entendait, d'où cette signalétique déglinguée qui causait un tort considérable, notamment au tourisme individuel ou en petits groupes).

Pour la première fois, je me trouve en Argentine pour la San Cayetano, la fête du saint patron du pain et du travail qui se célébre tous les 7 août (San Cayetano n'est autre que notre saint Gaétan de Thienne)... mais San Cayetano de Liniers se trouvant de l'autre côté de la ville et mon programme du jour étant chargé, je suis allée à la messe au très central et très historique Santo Rosario, où les pères dominicains fêtent de leur côté les jours culminants du jubilé de leur fondateur (comme partourt ailleurs dans le monde). En sortant de l'église, pour faire une course, j'ai dû monter jusqu'à Plaza de Mayo, ce qui n'est pas ma promenade favorie le dimanche midi et là, je suis tombée sur la San Cayetano syndicale et politique. A gauche toute ! Beaucoup de bruit et de fumée, celle des barbecues installés à même la rue, la grille à 15 cm au-dessus du bitume et les saucisses crues de porc (chorizo) pendues dans des sacs en plastique sur un pan de mur que venait frapper un rayon de soleil. Pour la sécurité alimentaire, nos militants de gauche ont encore des progrès à faire ! Le pain lui non plus n'avait pas fraîche allure, lui qui devrait être le roi de la fête et est l'indispensable ingrédient du casse-croûte populaire par excellence, le choripan (chorizo y pan). Délicieux quand c'est bien fait !
Les amplis, poussés à fond, diffusaient de la musique pop. Les banderoles attendaient leur heure, sagement couchées sur le pavé. Les tentes affichaient les sigles des syndicats, j'ai vu beaucoup de CTA (le syndicat jusqu'auboutiste, l'équivalent de Sud en France qui veut instituer partout le rapport de force entre les salariés et le patronat) et de CGT, laquelle reste très divisée depuis la rupture, il y a quatre ans et des poussières, entre Cristina Kichner et Moyano, le leader syndicaliste qui a, depuis, rallié Cambiemos. Le tout sous le regard de forces de l'ordre plutôt placides et bien moins inquiétantes que sous Cristina où les flics faisaient vraiment peur, par leur allure et la disposition des effectifs sur la place mais il n'était tout juste que midi à peine passé. Il restait encore du temps avant que la manifestation prévue cette après-midi s'ébranle sur Avenida de Mayo. Une chose m'a frappée : beaucoup de visages métissés, beaucoup plus qu'autrefois dans les manifestations de gauche, les fameuses caras sucias (on aurait dit les "gueules noires" en pays minier, à ceci près que l'expression argentine revêt une connotation raciste, anti-amérindienne que nous ne connaissons pas en Europe). Cette présence soutenue (parce que proportionnelle sans doute) signifie sans doute deux choses : parmi les plus mécontents, il y a sans doute beaucoup d'immigrés boliviens et péruviens qui, de toute manière, n'ont pas le droit de vote (ce sont eux qui occupent les pires situations de travail dans le pays, hier comme aujourd'hui) et sous la fracture sociale existe bel et bien une fracture raciale, qui est un mauvais présage parce qu'il sera difficile de vaincre le racisme et la xénophobie si le Gouvernement ne les fait pas régresser tout de suite.

Ce matin, sur le tournant pris par le pays, j'ai pu avoir une conversation très intéressante avec une personne appartenant aux classes laborieuses. Rien à voir avec les universitaires sanmartiniens ou belgraniens ou les responsables proches des institutions de la défense qui sont mes premiers interlocuteurs à dire du bien de l'alternance récente. J'ai trouvé cette jeune femme beaucoup plus épanouie que l'an passé. Elle a minci (ce qui est sans doute le signe qu'elle peut s'occuper un peu plus d'elle-même et qu'elle subit moins de stress) et elle a gagné en sérénité. Elle m'a raconté qu'elle gagnait mieux sa vie qu'auparavant, qu'il lui suffisait désormais de travailler 8 heures par jour, six jours sur sept, pour faire face à ses modestes encours : loyer, nourriture, vêtements, transport et un peu de loisirs. Alors qu'elle enchaînait deux postes et demi de travail tout au long de l'année jusqu'en décembre dernier. Mais maintenant elle travaille légalement, elle est déclarée par ses patrons et elle attribue (à tort ou à raison) cette amélioration à la plus grande exigence de l'administration qui veille au respect de la loi (ce qui coïnciderait avec des formules souvent répétées par Mauricio Macri).

Au cours de ce séjour qui me conduira à voir un peu l'Intérieur du pays (pour autant que mon agenda chargé m'en laissera le loisir sur place), j'espère avoir la possibilité de me rendre compte un peu mieux par moi-même si l'impression de respiration plus large que me laissent ces deux premières journées à Buenos Aires se confirme et correspond ou non à une réalité majoritaire.

En tout cas, pour Página/12, cette San Cayetano est le signe de l'échec du gouvernement et de la malignité de son programme économico-politique et Hebe de Bonafini est son héroïne, elle qui vient d'obliger un juge à se déplacer jusqu'au siège social de Madres de Plaza de Mayo pour l'entendre en audition car la dame refuse de se rendre aux convocations qui lui sont adressées dans le cadre de l'instruction en cours pour l'emploi frauduleux des subventions publiques dans un programme de construction de logements sociaux qui s'est effondré dans le scandale il y a déjà quelques années sans qu'elle ait jamais été inquiétée (sous Cristina) alors qu'elle est à la tête de l'association commanditaire. Il est pour le moins suspect de voir ce quotidien réclamer ainsi un traitement de faveur pour une dame que son grand âge n'autorise pas à faire fi des règles de la démocratie...