lundi 28 septembre 2009

Mujica a dit des gros mots [Jactance & Pinta]

Le 13 septembre 2009, José Mujica, candidat socialiste à l’élection présidentielle en Uruguay, a accordé une interview, depuis Montevideo, au quotidien argentin La Nación. Il y a fait des déclarations qui n’ont pas passé inaperçues et dont le contenu manquait visiblement et de nuances et de diplomatie.

Mujica est un ancien guerrillero, qui a combattu dans la clandestinité la Dictature militaire qui a sévit en Uruguay entre 1973 et 1985. C’est aujourd’hui un Sénateur élu sur le programme du Frente Amplio, la fédération de tous les partis de la gauche uruguayenne. Il est membre du Parti socialiste et, vu l’état de la droite en Uruguay et le haut degré de popularité de l’actuel Président Tabaré Vázquez, lui-même élu du Frente Amplio via le Parti Socialiste, il a de bonnes chances d’accéder à la magistrature suprême de son pays le 25 octobre prochain.

José Mujica en garçon de parilla (une photo de Federico Guastavino pour La Nación)

Sur le plan politique, cette longue interview (que vous pouvez lire en cliquant sur le lien) est passionnante. Sur le plan diplomatique, elle est désastreuse car il a osé s’en prendre au couple Kirchner, dont l’épouse gouverne le pays frère, l’imposante et frontalière Argentine (1) au moment même où l’Argentine et l’Uruguay s’affrontent devant le Tribunal international de La Haye à cause de l’installation sur la rive orientale du fleuve Uruguay d’une papeterie (industrie très polluante) de capitaux finlandais, Botnia. Mais plus que sur le message proprement politique et polémique délivré par le candidat uruguayen, ce sur quoi je m’arrêterai dans cet article, c’est l’emploi de quelques expressions de charretier dont il a pimenté son discours (déjà suffisamment corsé, pourtant) et sur les réactions que l’emploi de ce langage a suscitées en Uruguay.

Les faits : en parlant de la justice, c’est-à-dire de la répression judiciaire contre les anciens tortionnaires et responsables de la Dictature militaire, qu’il a lui-même combattus les armes à la main, Mujica a tenu un discours qui ressemble beaucoup (le langage fleuri en plus) à la position publique que Robert Badinter eut le courage d’exprimer (plus élégamment) lorsque la Justice française devait se prononcer sur la libération pour raison de santé du condamné pour crimes contre l’humanité Maurice Papon. Souvenez-vous, l’ancien Garde des Sceaux, le vainqueur de la cause de l’abolition de la peine de mort, le fils de déporté, avait milité pour la libération du vieillard, parce que son maintien en prison n’aurait pas été justice mais vengeance et que la vengeance déshonnore la démocratie. Mujica, avec moins d’années de recul sur les faits reprochés aux criminels, a plaidé la même chose dans un langage moins châtié. "La Justice, ça pue la vengeance, a-t-il déclaré en substance. Je n’y crois pas. La justice, je m’en fous comme de mon premier mouchoir"

Aussitôt, la droite uruguayenne est montée sur ses grands chevaux et l’adversaire de Mujica, Alberto Lacalle, ancien président et actuel candidat, en a appelé à l’exemplarité du langage devant les tendres oreilles des nos chères têtes blondes et le respect du rude travail des institutrices pour leur apprendre le beau langage (2).

Racontée ainsi, la querelle paraît bien légère et, pour tout dire, assez dérisoire. La lecture du papier d’opinion signé par l’écrivain uruguayen Jorge Majfud, enseignant à l’Université Lincoln aux Etats-Unis, dans l’’édition de Página/12 du 18 septembre, vous permettra de comprendre qu’il n’en est rien.
Verbatim...

Escuchando los discursos del senador Mujica, siempre me asaltan dos reacciones contradictorias. Una, de respeto ante sus habilidades intelectuales a las que suma una cultura ilustrada que deliberadamente oculta detrás de una fachada tipo Diógenes. Otra, cierto rechazo ante el abuso, a veces populista –como cuando presentó el titulo universitario de alguien no como un mérito sino como un defecto, como si se tratase de un titulo nobiliario–, del “chorizazo”, de la simplificación extrema de los medios de expresión que en el pasado y hasta ahora le han dado mucha popularidad.
(Jorge Majfud, Página/12)

Lorsque j’écoute les propos du sénateur Mujica, je suis tiraillé entre deux réactions contradictoires : l’une de respect pour ses capacités intellectuelles auxquelles il joint une culture insigne qu’il cache délibérément sous une façade façon Diogène, (3) l’autre un certain refus devant l’usage abusif et parfois populiste -comme lorsqu’il lui est arrivé de présenter le titre universitaire (4) de quelqu’un non comme un mérite mais comme un défaut, comme s’il s’agissait d’un titre nobiliaire- du loubard, de la simplification extrême des moyens d’expression qui, dans le passé et encore aujourd’hui, lui a valu une grande popularité.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

[...]

Para pensar en los pobres es necesario sentir como los pobres pero no necesariamente implica pensar como un pobre.
En Uruguay como en Estados Unidos, un lugar común, una vaca sagrada declara que uno debe elegir un presidente “como uno”. Pero ese narcisismo, propio de nuestra cultura del siglo XXI, no me sirve. Prefiero elegir a alguien que sea mejor que yo. Creo que el senador Mujica sería, por lejos, mejor presidente que yo y que muchos “hombres comunes”. Por eso debería ser presidente, no por ser “como cualquiera”. Es lo menos que podemos pedirle al obsoleto y contradictorio sistema de democracia representativa.
(Jorge Majfud, Página/12)

Pour penser aux pauvres, il est indispensable de sentir les choses comme les pauvres mais cela n’implique pas nécessairement de penser comme un pauvre.
En Uruguay comme aux Etats-Unis, un lieu commun, un poncif dit qu’on doit choisir un président comme soi. Mais ce narcissisme, propre à notre culture du 21ème siècle, ne me sert à rien. Je préfère choisir quelqu’un qui soit mieux que moi. Je crois que le sénateur Mujica serait, et de loin, meilleur président que moi et que de nombreux hommes du commun. C’est pour cela qu’il faudrait qu’il soit président, pas parce qu’il est comme n’importe qui d’autre. C’est le moins que nous puissions demander au système obsolète et contradictoire de la démocratie représentative.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

[...]

Ahora, vamos a suponer, por un momento de delirio lingüístico, que el idioma es lo más importante en la vida de una sociedad. Aun así, en lingüística los prescriptivistas han perdido casi todo el terreno que poseían desde que en 1492 Nebrija escribió la primera gramática castellana para, como el mismo autor lo reconoció, apoyar las fuerzas del imperio que nació de la intolerancia, de la limpieza étnica, religiosa y lingüística. Es decir, de la exclusión, de la exclusividad.

En los países latinoamericanos, los prescriptivistas se convirtieron en policías del lenguaje. Durante la dictadura, en Uruguay se invirtieron inmensos recursos del Estado en una campaña nacional conocida por el lema “hablemos correctamente nuestro idioma” que simplemente consistía en “así no se dice; se dice así”. Y punto. Lo paradójico es que en nuestras escuelas los maestros privilegiaban e incluso imponían una gramática y hasta una pronunciación peninsular en desmedro del más antiguo y castellano voceo, asociado a las clases populares. Ni qué hablar que estas “prescripciones” van en sustitución de la crítica abierta y suelen ser obra de regímenes dictatoriales (régimen del dictado) donde los seres humanos son tratados como errores ortográficos: se los corrige o se los elimina.

Personalmente, ni siquiera como escritor de novelas suelo recurrir al “puteo” como estilo. No me interesa, no le encuentro ventajas. Dejo a mis personajes libres de putear, pero yo sólo lo uso en mi casa cuando me martillo un dedo. Según estudios en Estados Unidos, putear ayuda a resistir el dolor.
Pero tampoco me escandalizo por escucharlo de boca de un presidente. De un presidente me escandalizan más sus silencios.
(Jorge Majfud, Página/12)

Et maintenant, nous allons supposer, pendant un moment de délire verbal, que la langue est ce qu’il y a de plus important dans la vie d’une société. Ainsi donc, dans le domaine du langage, les puristes n’ont pas perdu le terrain qu’ils occupaient depuis qu’en 1492 Nebrija écrivit la première grammaire castillane pour, comme l’auteur lui-même l’avait avoué, soutenir les forces de l’empire qui était né de l’intolérance, du nettoyage ethnique, religieux et linguistique (5). C’est-à-dire de l’exclusion et de l’exclusivité.
Dans les pays d’Amérique Latine, les puristes sont devenus des policiers du langage. Pendant la Dictature en Uruguay, on a investi d’immenses ressources de l’Etat dans une campagne nationale connue sous le slogan de Parlons correctement notre langue et qui revenait tout bonnement à “on ne dit pas comme cela, on dit comme ceci", point à la ligne
(6). Le paradoxe, c’est que dans nos écoles les instituteurs privilégiaient et allaient même jusqu’à imposer une grammaire et une prononciation péninsulaires (7) coupées de la manière de dire la plus ancienne et la plus castillane, celle qui est associée aux classes populaires. Et ne parlons même pas du fait que ces prescriptions se substituent à la critique ouverte et sont d’ordinaire l’oeuvre de régimes dictatoriaux (régime de la dictée) où les êtres humains sont traités comme des fautes d’orthographe : on les corrige ou on les élimine.

Personnellement, même comme auteur de roman, je n’ai pas pour habitude de recourir au langage du ruisseau en tant que style. Cela ne m’intéresse pas. Je n’y trouve pas d’avantage. Je laisse mes personnages libres de dire des grossièretés mais pour ma part, je ne m’en sers chez moi que lorsque je me tape sur les doigts avec un marteau. Selon une étude aux Etats-unis, dire des grossièretés aiderait à supporter la douleur.
Mais je ne me scandalise pas non plus d’en entendre dans la bouche d’un président (8). D’un président, ce qui me scandalise le plus, ce sont ses silences.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

[...]

Los candidatos que le disputan la presidencia se burlaron del lenguaje y de las ideas del senador Mujica sin ninguna idea y sin hacer gala de ninguna riqueza en el lenguaje. Porque normalmente la riqueza en el lenguaje y las ideas van juntas, se retroalimentan. Por el contrario, escuchamos una plétora de lugares comunes, apelaciones a la patria, al futuro y a la decencia.
(Jorge Majfud, Página/12)

Les candidats qui lui disputent la présidence (9) se sont moqués du langage et des idées du sénateur Mujica sans aucune idée [eux-mêmes] et sans faire montre d’aucune richesse de langage. Or normalement, la richesse du langage et les idées vont ensemble, elles s’alimentent réciproquement. Bien au contraire, nous avons entendu une pléthore de lieux communs, d’appels à la patrie, au futur et à la décence.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Ce dont parle Jorge Majfud dans cette première partie de son article, c’est la même chose que ce que construisent avec toutes les difficultés du monde les poètes et écrivains populaires qui s’expriment à travers le tango (et les musiciens, c’est le même combat, dans l’un et l’autre domaine), ce sur quoi revenaient dans tous leurs essais des écrivains militants comme Arturo Jauretche et Raúl Scalabrini Ortiz en Argentine, ce pourquoi un Mario Benedetti s’est battu une bonne partie de sa vie (voir mes articles sur ce grand poète uruguayen récemment décédé) : une identité culturelle propre, celle du peuple et non des élites, distincte de l’identité européenne imposée,précisément par ces mêmes élites économiques plus que culturelles, pendant la période coloniale puis depuis l’indépendance à travers la pression des différents impérialismes des grandes puissances successives de l’hémisphère nord, l’Angleterre (et à un moindre titre la France) au 19ème siècle et jusqu’à la montée du nazisme en Allemagne, puis les Etats-Unis à partir de la déclaration de guerre en 1939 (et déjà un peu avant).

Dans la deuxième partie de son papier, Jorge Majfud discute avec beaucoup d’équilibre et de mesure la prise de position politique de Pepe Mujica sur le type de justice qu’il convient d’appliquer aux criminels de la Dictature alors qu’ils sont souvent à présent des vieillards (viejito, petit vieux), les uns bien gaillards et donc tout à fait susceptibles d’endurer la prison, les autres en bien moins bon état de santé physique ou mentale, auquel cas le maintien en prison pose des problèmes éthiques non négligeables dans une démocratie...

Je vous laisse le lire. Il est instructif, pour nous aussi, ici, en Europe, qui nous battons encore et toujours avec les fantômes non apaisés des deux tragédies qui ont ravagé notre continent, la Seconde Guerre Mondiale il y a 60 ans et l’occupation communiste des pays de l’Europe orientale, jusqu’à il y a 20 ans.

L’élection présidentielle en Uruguay aura lieu le 25 octobre et le nouveau président prêtera serment et prendra ses fonctions le 1er mars 2010.

Pour aller plus loin :
Lire l’interview de José Mujica dans La Nación du 13 septembre
Lire l’article sur ses regrets quelques jours plus tard dans Clarín du 18 septembre
Lire l’article sur le désaveu de Tabaré Vázquez des propos de son compagnon politique dans Clarín
Lire l’article de Clarín sur les réactions de la presse uruguayenne à l’interview du candidat du Frente Amplio
Lire l’article de Jorge Majfud dans Página/12 du 18 septembre

(1) Il a osé dire qu’il ne comprenait pas quelle idéologie soutenait leur action. Et il a servi deux ou trois idées assez hostiles au péronisme, traitant même les voisins occidentaux de son pays de iracionales (fous). Quand on sait quelle est la part de l’irrationalité du côté uruguayen, qui n’en manque pas non plus, depuis l’Europe, ces propos prêtent à sourire. Sur place, beaucoup moins.
(2) les enfants uruguayens sont sûrement très en avance sur leurs homologues argentins s’ils lisent déjà La Nación... Chapeau au système éducatif ! Il faudrait que nous nous en inspirions...
(3) Diogène, dit Diogène de Sinope, ou Diogène le cynique, philosophe stoïcien du 4ème siècle avant Jésus Christ, qui dormait dans une amphore à grains et ne s’encombrait pas de bonnes manières vis-à-vis de ses contemporains (les Rioplatenses parleraient d’un atorrante), leur disant toujours ce qu’il pensait, de la manière la plus abrupte possible et parfois avec des gestes obscènes, quelque soit leur rang et leur pouvoir. Célèbre entre autres pour avoir dit à Alexandre le Grand la phrase légendaire : "Ote-toi de mon soleil".
(4) Un titre universitaire en Argentine et en Uruguay, c’est très respecté. Rien à voir avec ce qui se passe chez nous où ces titres tendent à se déprécier considérablement avec la montée en prestige social des décideurs économiques et autres vedettes des salles de marché, du show business et du sport surpayées au détriment du monde de la culture et de la recherche.
En Argentine et en Uruguay, le respect est tel que tous les titres universitaires, quelque soit leur niveau, sont cités publiquement et accolés aux noms des titulaires dans tout contexte officiel. Vous verrez couramment apparaître ainsi les abréviations Lic. (pour Licencié), Dr (pour Docteur, lequel n’est pas utilisé que pour les médecins mais dans toutes les disciplines possibles et imaginables) et Ing. (pour Ingénieur, qui est aussi un titre universitaire là-bas). Vous entendrez couramment à Buenos Aires la Présidente Cristina Fernández de Kirchner apostropher fort peu aimablement le Chef du Gouvernement de Buenos Aires Mauricio Macri en lui envoyant du "Ingeniero !" à la figure (ce n’est pas un nom d’oiseau, c’est le titre auquel il a droit. Elle, elle est docteur, doctora, en droit).
(5) allusion à la politique des Rois Catholiques, Isabel de Castille et Ferdinand d’Aragon, qui dès la chute de Grenade en 1492, ultime victoire chrétienne contre les musulmans à la fin de la Reconquista (reconquête de l’Espagne sur les vainqueurs musulmans du 1er millénaire), avaient décrété la conversion obligatoire des musulmans et de juifs dans leurs royaumes, chassé ceux qui s’y refusaient et fait mettre à mort ceux qui conservaient en secret leurs anciennes pratiques après une conversion feinte. La même année, Christophe Collomb découvre une nouvelle terre à l’ouest, au nom des Rois Catholiques qui ont armé son expédition, laquelle démontre que les astronomes qui affirment que la terre est ronde ont raison.
(6) En Argentine aussi, il y a eu une grande (et heureusement vaine) opération de purification du langage entre 1943 et 1949. Il s’agissait d’une censure implacable du lunfardo, des argentinismes et de diverses réalités sociales de l’époque comme le cabaret, la prostitution, l’alcoolisme, le suicide etc. Cette censure moralisante et linguistique du lunfardo poursuivait exactement le même but politique que l’opération des années 70 en Uruguay Voir à ce propos le Vademecum historique dans la Colonne de droite, dans la rubrique Petites chronologies.
(7) la Péninsule : l’Espagne. Les différences linguistiques qui caractérisent la manière de parler sur les rives du Río de la Plata viennent pour beaucoup de l’état de la langue espagnole à l’époque des Conquistadores, c’est-à-dire plus ou moins à l’époque de Cervantes (le même phénomène existe avec le français parlé au Québec et par les Acadiens de Louisiane francophone).
(8) Ouf, Sarkozy est sauvé !
(9) Luis Alberto Lacalle pour le Partido Nacional et Pedro Bordaberry pour le Partido Colorado, lui-même fils du dictateur José María Bordaberry dont il défend vigoureusement l’oeuvre politique. Ces deux représentants des deux partis de droite qui se sont succédé au pouvoir entre 1830, date de l’indépendance, et 2004, année de l’arrivée au pouvoir (asunción) de Tabaré Vázquez, s’en prennent plein la tête et les dents dans la suite de l’article. C’est normal : n'en doutez pas, Página/12 est un journal de gauche.